Avril 2011
Philosophie Brute
En matière de philosophie je suis un amateur, dans tous les sens associés à ce terme.
Et en matière de terminologie, je cherche à m'en tenir aux significations les plus précises, les plus originelles, les plus restreintes, les plus contraignantes possibles. Chaque fois que je le peux, j'exclus d'un champ lexical que je constitue pour mon usage, toute altération de sens par généralisation ou emprunt à des formes lexicales semblables d'autres langues.
A titre d'exemple, je tiens pour aussi ridicule de prétendre imposer au terme "actually" le sens du français "actuellement" que de donner au terme français "régulation" celui les anglais associent à "regulation".
Que cela soit passé dans les usages ne change rien à la gravité de la chose.
La confusion des sens est cause d'une grande part des désarrois actuels1.
Philosophe.
Selon le sens qu'il donne à ce terme, chacun peut juger qui est, ou n'est pas, "Philosophe".
Philosophe, est ce un statut, établi sur un diplôme sanctionnant des études des philosophes qui vous ont précédé ? D'enseigner la philosophie suffit il à faire un philosophe ?
Philosophe, est ce un métier conventionné, avec des règles de l'art et des procédures ?
Ou est-ce un art de vivre, de s'interroger et d'agir en conscience, avec des règles d'éthique ?
Les publications de philosophie moderne sont émaillées de références et de citations, données comme points d'appui pour consolider chacune des assertions de l'auteur. Ainsi progresse-t-il dans la voie de ses thèses.
La façon dont il progresse évoque celle d'un grimpeur le long d'une paroi.
À ceci près que la montagne du philosophe paraît infiniment élevée. Il n'en voit jamais le sommet.
Autrefois, à la grande époque de la conquête des parois inexplorées, des alpinistes avaient inventé l'escalade artificielle. Au moyen de force pitons, mousquetons, étriers, cordes, le grimpeur équipait la paroi de quantités de points d'appui, références fiables. Tout mouvement était raisonné, assuré de réussir. C'est compliqué, mais cela permet de passer, lentement mais sûrement, n'importe quel passage difficile.
De mon enfance dans les pré-alpes de Haute Savoie, je me souviens de mes rêves de courses en montagne. J'en avais lu bien des romans et des récits : Frison Roche, Hillary et Tensing, Lionel Terray et Gaston Rébuffat, et j'en
oublie, étaient tous mes héros.
Je me souviens de cet été 1966, j'avais 17 ans : la météo s'était brutalement dégradée sur le nord des Alpes, des alpinistes allemands s'étaient retrouvés bloqués dans la paroi de l'aiguille du Dru au dessus de Chamonix. Par intermittence, on pouvait les apercevoir de la vallée. Les journaux rapportaient jour après jours l'évolution du drame. La compagnie des guides de Chamonix avait organisé une cordée de secours, qui progressait lentement, vers les alpinistes en difficulté.
Lentement.
Si lentement qu'un beatnik américain du nom de Gary Hemming, François Guillot et le guide René Desmaison ont décidé d'y aller.
Autrement.
Partis par une autre voie que la cordée officielle, ils l' ont prise de vitesse et, passant de façon dynamique des obstacles ordinairement longs à franchir François Guillot et sa cordée sont parvenus à temps à secourir les Allemands .
L'histoire fit l'objet d'un reportage dans un grand magazine hebdomadaire, ce qui valut à René Desmaison d'être exclu de la Compagnie des Guides de Chamonix. Elle montra la voie à de nouvelles pratiques de l'alpinisme, alternatives élégantes à l'escalade artificielle et ses pitons, étriers et cordes qu'elle nécessite. Comme de coutume, le messager fut d'abord condamné, avant que n'advienne la réflexion.
Bien des temps passèrent lorsque la lecture d'une thèse de philosophie récente m'a remémorée cette histoire.
Bien que coutumier des publications de recherche scientifique, je me suis étonné d'y retrouver là, dans ce domaine de l'essentiel des choses, de façon systématique, presque à chaque phrase, la mention sibylline entre crochets [ ] d'une référence renvoyant à un article de la bibliographie.
Elles m'ont fait penser à autant de pitons et d'étriers, ces références dont ces pratiques de publications philosophiques abusent, comme si à chaque fois l'auteur tenait à assurer le mouvement lent de sa pensée, adoptant de préférence celle d'un auteur ancien à la sienne propre.
Pourquoi ce qui est nécessaire dans une publication de résultats de recherche en biologie ou en physiquennucléaire, m'apparaissent abusives dans des ouvrages de de philosophie ?
Peut être parce que l'on a tendance à confondre la pratique philosophique et l'enseignement des philosophies. En quoi est-ce critiquable ? À mon sens cela vient de ce que la philosophie, pour être par essence au dessus des sciences, n'est pas elle-même une science : sauf à ne s'en tenir qu'à des observations cliniques, ses assertions ne sont pas a priori réfutables.
Pour revenir au drame des Drus, j'ai appris que les voies qui étaient alors utilisées ont disparu, emportées par une succession d'éboulements.
L'histoire ne pourra s'y reproduire de la même façon, tant les références spatiales que sont les parois granitiques ont changé.
Passant dynamiquement d'une prise à l'autre François Guillot prenait sur lui la responsabilité de son appréhension du contexte rocheux sur lequel il évoluait.
Il ne laissant qu'un minimum de traces sur un parcours qu'il avait étape par étape, profondément assimilé.
Point de place pour ces étriers qui sont à l'alpinisme ce que sont aux publications philosophiques ces crochets des rappel à des références bibliographiques et dont on peut avec l'artifice d'un chevron supplémentaire observer la ressemblance : < [ ] [ ] [ ] !
De cette démonstration de l'élégance de l'escalade libre, je souhaite conserver la philosophie.
N'est-il pas préférable de laisser en bas de la paroi toutes les philosophies que l'on a lu, et dont on a tiré bien chacun à sa façon les enseignements pour sa façon propre d'aborder les choses ?
N'est ce pas ainsi que sont écrits de tout temps les textes philosophiques originaux, qui laissent à l'auteur la pleine responsabilité de ce qu'il dit, comme au grimpeur celle de son mouvement ?
Les citations sont-elles autre chose que des vires, utiles de loin en loin pour leurs emplois de termes dont il convient de questionner le sens ?
Chaque jour apporte des connaissances qui viennent ébouler les voies anciennes de philosophies irrémédiablement réfutées, ou au contraire en consolider d'autres, qui pourront tomber à leur tour.
Dans la vallée, aux pieds des aiguilles, il convient d'étudier les topographies qu'ont écrites ceux qui les ont gravies avant vous, par toutes les voies possibles. Il convient de lire le récit de ceux qui les ont initiées, et signées de leur nom.
Et avant de se lancer dans ces grandes parois, il convient de se préparer à chacun des gestes sur de petits rochers, dont les sommets sans perspective ne sont pas l'objet. Ils ne sont là que pour exercer la pratique des gestes élémentaires qu'il faut assimiler, faire sien, à l'imitation d'autres, ces seuls gestes méthodiques.
Mais il convient de savoir que les récits ne valent que pour leurs contexte passés, que le contexte est chaque fois nouveau, qui demande de la prudence, de l'intelligence, de l'imagination, de l'audace créative.
Étudier les philosophies m'est nécessaire, mais uniquement pour en retenir leur aspect 'brut' d'analyse directe des choses dénuées de toute référence à ce qu'en dit un autre philosophe. Il m'importe de les voir inscrites dans le contexte de leurs perspectives historiques. J'apprécie davantage l'histoire des philosophies que la valeur de leurs contenus. Pour les faits, je m'en tiens à la lecture de ce qu'en rapportent les seuls cliniciens.
Dans le vrai sujet de la grande paroi vierge que l'on affronte, est-il prudent de porter un sac trop lourd ? d'emmener avec soi tous ces livres d'histoire, en plus de kilos de matériels ?
Dans le chemin de chaque jour ne faut il pas prendre seul la responsabilité de sa propre philosophie, fondée sur son propre jugement ?
A l'évidence c'est dangereux. Chaque erreur, chaque maladresse peut être mortelle, ce qui nécessite une grande prudence. Mais l'erreur la plus grave n'est-elle pas de faire confiance, pour s'y accrocher, à un vieux piton planté là on ne sait dans quelle circonstance ?
Des philosophes anciens, ceux qui n'avaient d'autres références que leur propres observations et réflexions, je ne veux conserver que quelques gestes, que quelques éléments de méthode :
Questionner l'apparence de toute chose,
Remettre en cause les croyances et les opinions communément partagées,
Faire l'observation clinique directe des faits, sans le truchement d'un autre philosophe,
Et analyser les intentions des humains sur ce champ de bataille qu'est et a de tout temps été la philosophie.
C'est pourquoi je veux exercer pour ma vie, en amateur, mon propre métier de philosophe.
Je suis "démocritique", des mots critique du sens que l'on leur prête. Et je fais en particulier le procès des intentions qui leur ont associé au fil du temps la diversité de leurs sens.
Pratique métaphysique formelle
Les hasards de la vie m'ont conduit à la métaphysique par une voie improbable : mon métier de chercheur m'a introduit à une pratique professionnelle des ontologies.
Les ontologies que je pratique sont au pluriel par pragmatisme ; à l'expérience l'ontologie au singulier est encore une utopie controversée pour philosophes professionnels.
Les ontologies que je pratique ne prétendent pas à la complétude, tant la connaissance humaine ne saurait y prétendre .
Les ontologies que je pratique se fondent sur la façon dont le langage impose par les noms communs l'usage de catégories, sur des relations verbales entre ces catégories et avec des individualités désignées par les noms propres que nous associons à toute chose particulière, et dont nos langues imposent l'affectation à de multiples catégories.
Les ontologies que je pratique associent à tout nom commun son "propre nom propre", de sorte de pouvoir en décrire ses propres caractères, en plus des caractères des individualités qu'assemblent ces catégories.
Les ontologies que je pratique répondent exactement à la définition de ce qu'est une ontologie comme domaine de la métaphysique, en ceci qu'elles interrogent le sens même des représentations que les langues humaines ont de toute chose, tangible ou intangible, conceptuelle ou expérimentale.
Les ontologies que je pratique sont formelles, décrites dans un langage de langages, formalisé de sorte d'être compilable par un logiciel de traitement des informations, neutre vis à vis de celles-ci, capable d'en assurer la cohérence, et supportant les traitements de moteurs d'inférences logiques.
Cette pratique ontologique formelle est une école de rigueur critique des philosophies antérieures.
Pour être brute, ma philosophie se fonde sur l'expérience de la rigueur qu'impose l'intolérance des ordinateurs vis à vis de toutes sortes d'erreurs.
Procès des intentions ?
L'absence de réflexion de la pensée ordinaire veut que cela soit moralement réprouvé.
A tort, et avec de mauvaises intentions, parce que cela revient à confondre le procès, avec le jugement qui le conclût.
Il apparaît, à l'observation clinique de leurs comportement que les vertébrés n'ont d'autre choix pour leur survie que de faire le procès des intentions de ceux qui les entourent.
Avec toute la relativité des notions de Bien et de Mal, la survie n'est elle pas, du point de vue de celui que cela concerne, le fondement du Bien ? Ainsi donc, parce que cela est bien, comme chacun devrait le reconnaître, pour ma survie, j'instruis systématiquement le procès des intentions.
En commençant par celles de ceux qui en réprouvent la pratique.
Ainsi, pour ma gouverne, je pratique la philosophie brute. Brute, à la façon de l'art brut.
à suivre, "Démocrite"
Démocritique

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